Le « Bouli du lundi » était devenu un petit rituel pour elle comme pour ses plusieurs milliers de followers sur Instagram. Grande spécialiste des culs colorés, l’illustratrice Marie Casaÿs a mis du temps à se bricoler un tel titre. Une quête commencée il y a longtemps, du dessin de princesse enfant à sa propre silhouette adulte. Un parcours ponctué de pulsions de tatouages et d’une réflexion sur l’impact du crayon comme de l’encre.
Des culs, des culs, des culs partout. Des petits, des ronds, des gros, assis sur une balançoire, fièrement courbés vers l’extérieur. Certains portent une culotte qui ne tiendra plus longtemps, d’autres accueillent une main malicieuse venue jouer avec. Ils sont rouges, verts, bleus, oranges, violets, multicolores, en dégradé, en arc-en-ciel. Parfois tatoués. À deux ou tout seul, dans un lit défait qui transpire le sexe sensuel, en gros plan ou intégré dans un ensemble corporel voluptueux.
L’univers vivant de l’illustratrice Marie Casaÿs, ce sont des culs. Des postures et des corps qui appellent à une douceur intime et chaude. Des « boulis », préfèrera-t-elle certainement dire. Marie, son kif, pendant un an, c’était d’opposer à la morosité du lundi l’érotisme d’un « bouli » hebdomadaire. Elle en a rendus pas mal accros, des followers qui attendaient la bave aux lèvres sa story où elle présentait un nouveau dessin, étape par étape. Quelques traits, un premier aplat de couleur crayonné, un deuxième, des ombrages et, hop, le bagnard du lundi trouvait là un peu de réconfort.

– Le lundi, sur Insta, t’as plein de photos qui dépriment, bah, parce qu’on est lundi ! Un jour, j’avais un dessin de prêt. Je l’ai lancé sur insta au lieu de parler de dépression, en story et j’ai écrit « Et si on remettait ça lundi prochain ? Voilà, c’était la rentrée de septembre 2019, et le bouli du lundi était né. Toutes les semaines sans exception, jusqu’à juillet 2020, j’ai fait ça.
– Qu’est-ce que tu aimes tant dans les fesses ?
– T’as ce côté séduction, que ce soit une pose provocatrice ou un truc un peu pudique, tu as toujours cette tension autour du corps, celle de la personne qui te montre son corps, celle de la personne qui regarde. C’est ce que j’adore. C’est un échange, en fait, est-ce que tu y vas, est-ce que tu n’y vas pas, est-ce que t’as le droit ou pas… Est-ce que c’est une invitation pour regarder, pour provoquer, pour venir toucher ?
– C’est le pouvoir de la suggestion qui t’attire…
– Oui.

Marie a beau être, aujourd’hui, une artiste accomplie, qui vit de ses dessins, cet air de petite fille autrefois timide ne la quitte pas quand elle décrypte son travail. Brune à la coiffure anarchique, un bol de pâtes pas fini devant elle, sweat et jogging réconfortants, l’illustratrice, les yeux qui pétillent, oscille sans cesse entre un air enfantin et un autre, plus piquant, espiègle, qui assume son goût pour les corps, le charnel, la sensualité. Un goût qui résulte d’un parcours, d’une recherche. D’une quête de repères, d’une place, d’une notoriété. Poser son cul quelque part.
Avant de les dénuder, des années avant, Marie Casaÿs dessinait des gens habillés. Plutôt luxe que luxure. Des princesses. Avec des longues robes et des fleurs. La jeune femme, originaire de Rouen, dessine depuis toute petite. À tel point qu’elle est à deux (tout petits) doigts de foirer sa scolarité.
– Quand j’étais en CP, j’avais des difficultés, j’étais en conflit énorme avec ma maîtresse. J’étais super déprimée parce que j’avais vachement de mal à apprécier apprendre à lire, à écrire, l’ambiance des cours, l’école. Le seul truc que j’aimais, c’était dessiner, faire des trucs plastiques comme quand j’étais en maternelle. Une fois, je me souviens, ma mère est venue dans ma chambre avant que je me couche et je lui demande : « Maman, est-ce que tu crois que, plus tard, quand on est grand, on peut être peintre ? Est-ce que ça existe le métier de dessinateur ? » Elle me répond, attendrie :
« Oui bien sûr ! Mais bon, même si tu veux juste peindre, il faut quand même savoir compter et lire pour se faire de la thune, tu vois ! » Elle m’a expliqué ça comme ça et ça m’a redonné de l’espoir. Donc je me suis accrochée toutes ces années.
« Dessiner des animaux avec des pelages, c’est ça qui a créé mon style avec les hachures, qui s’est ensuite développé avec le crayon de couleur. »
Marie Casaÿs
Les parents comprennent cette envie qui deviendra un choix de vie. Le père organise des concerts, des tournées dans le jazz. Il fréquente beaucoup d’artistes. La mère le rejoint en tant qu’administratrice après quinze ans à bosser dans une banque. Les deux viennent de familles qui cultivent un lien fort avec la création. Côté maternel, l’ambiance est rurale. C’est le travail manuel, l’artisanat, la fabrication. La mère sait broder, coudre, tisser… La branche paternelle est urbaine, ouverte à la peinture, à l’art, essentiellement contemporain.
– Braque, Pissarro tout ça… J’ai toujours eu du mal à kiffer, d’ailleurs. Mais avec mon père, j’ai tout de suite vachement été attirée par la Renaissance par exemple. J’aimais trop les peintres comme le Caravage, Boucher, Cabanel, tout ça. Très réaliste, bien peaufiné, bien lavé, genre Ingres, ça, c’est un de mes préférés !
Ado, Marie reproduit ce qu’elle voit. S’inspire de bd, de mangas dans lesquels elles apprécie le côté réaliste, les bonnes proportions corporelles mais avec un visage très stylisé. Ça, elle aime bien. Elle achève enfin une scolarité moyenne mais sans encombre. Intègre un BTS d’arts graphiques puis un diplôme supérieur d’arts appliqués au cœur de la Creuse. Une fois diplômée, elle part quelques mois à Copenhague où elle profite du réseau d’étudiants international de l’amie qu’elle rejoint. Et en même temps, avoir du temps pour elle, réfléchir, dessiner… Et puis, c’est Paris, il y a six ans. Elle veut s’implanter, se faire connaître.
– J’étais déjà venue plusieurs fois rendre visite à ma sœur et d’autres mais j’ai dû tout découvrir. Ce n’est pas du tout pareil quand tu dois trouver ta place. J’ai direct passé trois ans dans un espace de coworking type fablab, en tant que graphiste. Ça m’a fait un grand réseau direct : du taf et des potes. Comme c’était un lieu où il y avait des machines pour impression numérique textile, découpe laser, formation pour faire du mobilier, des bijous en bois, des trucs comme ça… Dès que j’avais un peu de temps, j’essayais de créer des produits avec mes illustrations. Je cherchais mon style.

Elle dessine d’après photos. Des animaux, des portraits, des stars, des gens qu’elle aime bien. Elle améliore sa technique. Elle teste les ombrages avec un crayon.
– Je m’aidais d’une tablette lumineuse. Pas envie de me faire chier pendant une heure avec la fesse trop haute, le nez trop bas, blablabla… Une fois que j’avais bien la silhouette réelle, je redessinais vraiment. Et créais une vibe propre.
En janvier 2017, première expo dans un bar. Que des dessins au crayon à papier. Des stars de cinéma, dans les films, les séries. Matthew McConaughey dans True Detective, Kirsten Dunst dans Marie-Antoinette… La même année, un deuxième bar lui propose d’exposer…
– Cette année-là, j’avais 25 ans. Ça marchait bien pour moi mais je n’étais pas connue. À chaque projet, je me disais que c’était celui qui allait faire « décoller ma carrière ». Mais il n’y avait jamais eu de boom. J’ai un peu d’ambition en fait ! Et je n’avais pas encore eu le succès que je voulais. Je voyais bien qu’il fallait que je fasse un truc. Je n’avais plus envie de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre. Marre de m’inspirer des choses qui ne sont pas les miennes. Pour cette expo, c’était parti, j’allais faire des auto-portraits. Et des corps. Je kiffais mais je n’avais jamais vraiment osé. Je me suis lancée. Des choses assez simples, assez pudiques. Il y avait aussi un dessin où la personne de dos s’agrippait les fesses, c’était plus explicite, avec plus de caractère. (Marie rougit et rentre sa tête dans ses épaules.) Et, en fait, c’était mon préféré…

C’est là qu’apparaît le crayon de couleur tel qu’elle l’utilise encore aujourd’hui.
– Dessiner des animaux avec des pelages, c’est ça qui a créé mon style avec les hachures, qui s’est ensuite développé avec le crayon de couleur. Il est arrivé au bout d’un moment où je trouvais que j’étais assez limitée dans le crayon à papier. C’était un peu monochrome. Comme j’étais aussi graphiste, j’avais besoin de faire passer des messages à travers les choix graphiques. Avec le crayon de couleur, je pouvais avoir deux entités, deux éléments dans le même dessin. Est-ce que je voulais mettre en valeur le corps, et ajouter un objet ou un vêtement ? Est-ce que je le mets en vide ? Est-ce que je le mets en plein ? C’était beaucoup plus intéressant pour développer une illustration plus travaillée. C’était un nouveau challenge, une nouvelle façon de bosser : l’outil, quand tu dessines, est plus gras mais il ne va pas autant baver qu’un crayon à papier.
« Je regarde un peu tous mes dessins et… J’avais plein de petites fesses ici et là… Ok ! Vas-y, c’est bon ! Je vais faire des culs !
Marie Casaÿs
C’est aussi à ce moment qu’elle se bouge sur Insta, qu’elle pose les pierres de son identité artistique. Qu’elle propose des collabs qui la font connaître comme avec l’auteur Violente Viande. Elle gagne en visibilité, se donne des objectifs, se met en danger. La couleur est arrivée complètement et marque en profondeur son travail. L’érotisme, la sensualité aussi. Elle délaisse le graphisme et commence à vendre ses dessins. C’est l’année où Marie Casaÿs l’artiste s’ancre, enfin, à Paris. Mais elle cherche toujours à marquer la vie urbaine de son nom. Elle ne se sent pas assez impliquée, intégrée encore. Elle cherche à créer plus de liens avec des artistes. En les dessinant. Elle se teste à droite à gauche mais c’est vers la musique électronique qu’elle se tourne, autrement qu’en dansant lors des grosses teufs qu’elle s’offre.
– J’avais une amie d’enfance, teufeuse énorme, avec qui je sortais tout le temps. Un jour, on va, par hasard, à Concrète (barge de teufs sur la Seine à Paris, NDLR), on découvre le producteur François X. Le lendemain, je le dessine et je le mets en story, je le tague, ainsi que Concrète et j’ai eu un bon retour ! Pourquoi pas continuer… J’aimais bien Concrète, j’aimais l’ambiance. Je suis allée les voir pour faire des portraits des artistes qui passaient aux soirées et leur offrir, leur faire des cartes, leur signer des mots. Ils ont trop kiffé. Ça a vachement fait parler de moi et j’ai reproduit ça tout l’été 2018.
Une troisième expo arrive. Que faire ? Elle veut des corps. Ce sera forcément du nu.
– Je regarde un peu tous mes dessins et… J’avais plein de petites fesses ici et là… Ok ! Vas-y, c’est bon ! Je vais faire des culs ! Je me suis mis à produire, à produire, à produire…
L’expo Pêche cartonne. Le réseau s’agrandit. Les dessins se vendent. L’envie de dessiner des culs ne quitte plus Marie. Le sien, celui de proches, des photos qu’elles trouvent sur les réseaux et dont elle contacte les protagonistes et/ou auteurs, celui de modèles avec qui elle collabore. C’est dans cette euphorie que naît le délicieux « bouli du lundi ». Un rythme régulier, parfois effréné, dans la création. Et dans les tattoos, jusqu’à trois par mois. Elle n’avait pourtant que trois tatouages, à son arrivée à Paris, quelques années plus tôt.

– Deux triangles et un cercle que je trouve bof. Le cercle, ça va, je l’aime bien en vrai, c’est surtout les deux triangles ! Des trucs basiques pour commencer, ça m’avait toujours intrigué, les gens tatoués m’impressionnaient déjà quand j’étais enfant.
Elle évoque le bras d’un pote de son père et se glisse dans la peau d’une gamine intimidée par un tatouage mais qui, d’une voix enfouie, se dit déjà « oh pourquoi pas… » Sur sa peau, aujourd’hui, une quarantaine de pièces, une belle collection qui comporte un daruma, porte-bonheur japonais adopté à Tokyo, une main qui tient une pierre, les quatre symboles des cartes à jouer personnifiées en femmes old school autour du tibia et du molet…
– Le besoin de se recouvrir la peau aussi vite, c’est peut-être que tu n’acceptes pas forcément ton corps tel qu’il est… Le ton est moins léger, plus grave. Marie cherche ses mots. Je pense que je voulais vraiment recouvrir mon corps parce que… parce que je n’avais pas le temps, en fait. Je voulais vraiment vivre et ressentir plein de choses. aussi bien de la joie, de l’intensité, donc je sortais tout le temps, je voulais… En même temps, je voulais que tout soit plus ou moins… gravé ! Que toutes mes sorties soient liées à mon taf. Du coup, tout, vraiment, s’archive. Pour mon corps, c’est pareil, je me connectais avec les artistes, avec des univers que je ne peux pas forcément maîtriser. C’est pour ça que je choisis plein de dessins qui ne sont pas les miens, comme ça, je me sors de mon univers…
-Et que tu arbores autant de style différents dans tes pièces : floral, japonais, old school, trad…
– Quand je voyais des gens avec plein de tatouages partout, des petits, pas forcément une manchette, j’avais tout le temps envie de tout regarder. Comme une expo. Tu vois, chez moi, j’ai plein de trucs… Enfin je me suis calmée, mais quand j’étais adolescente, j’avais tout le temps plein de cartes et affiches partout dans ma chambre, c’est un peu la même ici. J’avais envie de reproduire ça sur mon corps, j’aimais bien l’effet que ça dégageait de moi.

– Ça te transforme ?
– Pendant très longtemps, j’étais assez discrète, un peu introvertie, je ne m’assumais pas trop. Le tatouage, ça m’a permis au moins de dégager une image autre que celle que je n’aimais pas, très calme, très propre, bien présentée, assez chic. Mes tatouages cassaient un peu cette image. Je me sentais mieux.
– Ça t’inspire dans ton travail ?
– Pas forcément dans mes dessins érotiques. Mais parfois, j’ai juste envie de dessiner dans le style tatouage traditionnel. Une fois, j’avais repris un dessin comme ça (juste ci-dessous, NDLR). D’un tatoueur. Je l’ai adapté à mon style, ma technique. Ça avait trop bien marché. Les gens trouvaient ça super. Même si je me sentais moins légitime d’en parler parce que j’avais copié la construction du truc.

Le confinement a bouleversé les habitudes de Marie Casaÿs. Elle s’est rendu compte qu’elle ne voulait pas offrir tout son temps à la gestion de son compte Instagram et à son téléphone.
– C’était trop intense. Mais je suis un peu frustrée. Les gens m’ont connu avec les butt stickers, je n’en ai plus, il faut que j’en refasse, avec le bouli du lundi aussi, mais je n’ai plus le temps, je dois gérer les commandes… Je remets mon organisation en question. Mon identité est en train de changer. C’est perturbant…
Marie Casaÿs aura beaucoup dit, lors de notre rencontre, qu’elle a souvent cherché, dans sa vie, sa place, son style, des repères. Au point d’en marquer sa propre chair d’encre et d’immortaliser de coups de crayon celle des autres… Marie Casaÿs, portraitiste recto-verso espiègle et ingénieuse, aujourd’hui, mieux assise certes, mais toujours en mouvement.
Thomas Laborde.
L’insta de Marie Casaÿs : @mariecasays

Illustration de tête : ©Marie Casaÿs